S’il y a un texte biblique qui semble écrit sur mesure pour les psychanalystes, surtout lacaniens, qui devrait en tout cas attirer leur attention, c’est certainement le texte de Qohélet, avec ses 12 chapitres qui sont autant de bijoux de poésie et d’amère sagesse. Qu’est-ce qui justifie cette affirmation ? Le fait que le processus où ce texte engage son lecteur présente plus d’une similitude avec le processus de l’analyse. C’est en tout cas ce que je vais soutenir.
Lacan lui-même ne s’y est pas trompé. Il n’a cessé tout au long des années de son enseignement de citer ce texte, avec admiration mais aussi, souvent, avec ironie. Personnellement, il me déclara un jour : « C’est un sommet ».
Je crois que le rapport de Lacan à l’Ecclésiaste est particulièrement illustratif de la thèse que j’ai développée dans mon dernier livre, Le péché originel de la psychanalyse, symptomatique de son attitude générale à l’égard du judaïsme, mêlant fascination et agacement. Nous y reviendrons en conclusion. Relevons déjà que pour lui, comme pour de nombreux commentateurs, Qohélet serait un livre de scepticisme auquel une main pieuse aurait ajouté les derniers versets qui contrediraient l’allure générale du texte. Cela relève, à mon avis, d’une lecture un peu rapide. Peut-on imaginer les maîtres antiques du judaïsme si idiots pour avoir inclus dans le canon des livres saints du judaïsme un texte qui exhalerait un parfum de doute religieux ? Écoutons sur ce point plutôt l’avis de Y. Leibowitz, pour qui Qohélet est un des cinq livres fondamentaux de la foi juive.
Mais l’essentiel en la matière est que ce texte accompagna Lacan sa vie durant. On peut sans doute regretter qu’il n’ait pas donné de ce texte une interprétation plus large, comme il l’avait si magistralement fait pour l’Hamlet de Shakespeare ou pour l’Antigone de Sophocle, que son intérêt semble s’être arrêté à quelques versets du chapitre 9 (7 à 9) « Jouis de la vie avec la femme que tu aimes ... car c’est là ta meilleure part dans la vie ». Il en tire cette conclusion que Qohélet est un traité de la jouissance, traité plutôt raté d’une jouissance impossible puisque, ajoute-t-il, « c’est de l’aimer [cette femme, meilleure part de notre jouissance] qu’on ne peut en jouir ».
Mais il lui arriva aussi de tirer de Qohélet des réflexions d’une énigmatique profondeur : « Tout est vanité sans doute, vous dit-il, jouis de la femme que tu aimes. C’est-à-dire fais anneau de ce vide qui est au centre de ton être »(1)
Puisque je mets mes pas dans les siens, c’est une esquisse de cette exégèse nécessaire que je vais tenter ici.
Permettez-moi d’abord de vous donner l’impression globale que je retire de cette œuvre. Qohélet me donne le sentiment d’être une œuvre musicale, un poème symphonique où s’opposent et s’entrelacent deux thèmes qui occupent des espaces à peu près équivalents : cinq chapitres chacun. Je pense qu’il faut avoir à l’esprit cette dimension musicale de l’œuvre qui lui confère sa force poétique, force qui lui permet d’atteindre notre être le plus profond.
Nous avons donc d’abord un thème grave, de tonalité mineure, mais affirmé avec une très grande force, quelque chose qui pourrait évoquer le début de la cinquième symphonie de Beethoven : « Tout est vanité », thème qui laisse progressivement place à un thème majeur, déclamé, lui, plutôt piano et qui va dominer l’espace textuel à partir du cinquième chapitre. C’est le thème de la joie. La chose est dite explicitement et il est curieux qu’elle n’ait pas été tellement remarquée.
Je m’arrêterai d’abord sur ce mot, le plus célèbre du texte, hevel, qui a donné quelque souci aux traducteurs. Sa traduction la plus courante est celle de « vanité », vanité des vanités, tout est vanité. Après tout, cette traduction nous parle, on y est habitué. Le poète Meschonnic a proposé de remplacer « vanité » par « buée ». Est-ce que ça nous parle plus ? Je n’en suis pas sûr.
Je vous propose donc ma propre traduction : hevel, en définitive, c’est quoi ? C’est le rien. Le monde des hommes, leur agitation, sont dominés par ce rien. Les anglo-saxons diraient bullshit, merde de bœuf, ce qui n’est pas sans intérêt pour notre propos.
Où placer ce rien dans les différentes figures évoquées par Qohélet ? Au début ou à la fin de l’action ? Apparemment ce serait à la fin, quand l’entreprise dans son aboutissement révèle son néant. Mais en même temps, comme dans l’analyse, cette fin n’est-elle pas la révélation de ce qui se trouvait à l’origine et qui fut l’aiguillon de l’action ? En d’autres termes, ce rien serait bien la cause de notre désir. On l’a compris, je soutiens que ce hevel de Qohélet, ce rien, pourrait bien avoir la plus grande parenté avec l’objet a de Lacan, l’objet même de la psychanalyse, cet objet définitivement perdu et dont la nostalgie nous pousse dans les voies multiples du désir.
Qohélet commence d’abord par inventorier minutieusement les formes de ce rien. Ce que j’ai appelé son premier thème musical apparaît comme une longue méditation sur les formes du désir humain et sur leur absurdité : « Quel profit tire l’homme de tout le mal qu’il se donne sous le soleil ? » (1-3). Tel est le programme : examiner tout ce que l’homme peut faire sous l’aiguillon de ce rien : « J’ai donc observé toutes les œuvres qui s’accomplissent sous le soleil » et, si ces œuvres sont vaines c’est parce qu’elles cherchent à combler le manque laissé par l’objet perdu, et qui ne peut être retrouvé. Cela est dit explicitement : « Ce qui manque ne peut être compté (1-18) », donc retrouvé.
Cette disqualification de tout ce qui existe dans ce monde, que rien dans ce monde n’a de valeur, a traversé les siècles pour devenir au 20ème siècle la pierre d’angle des réflexions éthiques de Wittgenstein. Reportez-vous à sa proposition 6-41 de son Tractatus : « Le sens du monde doit se trouver hors du monde. Dans le monde les choses sont comme elles sont et se produisent comme elles se produisent : il n’y a pas en lui de valeur. »
Cette affirmation de Wittgenstein, et quelques autres du même Tractatus, trouvent sans doute leur inspiration dans notre Qohélet.
Signalons aussi cette référence des plus inattendues à Qohélet dans le Moby Dick de Melville. Voilà qu’au milieu de cette histoire de chasse à la baleine aux dimensions métaphysiques surgit une réflexion sur notre texte. On la trouve à la fin du chapitre XCVI : « Le plus vrai de tous les livres est celui de Salomon. L’Ecclésiaste est le fin acier battu de la douleur. « Tout est vanité ». Tout. Ce monde têtu n’a pas encore saisi la sagesse de Salomon le non-chrétien. »
Qohélet va donc examiner tous les comportements humains. C’est l’objet du second chapitre. Ce sera d’abord l’expérience de l’hédonisme, de la jouissance sans frein, celle du vin et de la table, expérience qui laisse en fin de course un goût amer de déception, goût du rien qui l’a causée. Ce sera ensuite l’expérience de l’avoir, de l’enrichissement, du fric : devenir très riche et posséder tout ce qui est possible, ne rien se refuser, ce qui n’empêche pas de retrouver à nouveau la même amertume. Alors essayons la sagesse, l’étude, et rejetons l’ignorance et la sottise. Mais en bout de course on découvre que le sage connaît le même sort que le fou, les mêmes maladies et la même mort les attendent, et tous deux seront également oubliés. Cette amertume peut aller jusqu’à la haine de la vie (2-17), surtout si l’on considère que les fruits de toute cette peine échoueront à d’autres qui, eux, ne se sont donnés aucun mal. Le lecteur attentif notera cependant que toutes ces actions décriées, recherche du plaisir, de la bonne table et du vin, de la sagesse, feront retour dans la deuxième partie du texte, et Qohélet en fera cette fois l’éloge. . S’agit-il d’une contradiction assez grossière, ou bien le statut de ces actions s’est-il, entre-temps, transformé ? C’est ce qu’il faudra trancher en conclusion.
Vient ensuite le célèbre chapitre 3, dont le premier verset est devenu proverbial : « Il y a un temps pour tout. Un temps pour naître et un temps pour mourir » Ce chapitre amorce la transition vers la deuxième partie du texte, celle de l’éloge de la joie. Mais avant cela, il reste quelques expériences à examiner. Un ami rabbin me disait en confidence combien il détestait ce texte, et en particulier ce verset « Un temps pour planter et un temps pour arracher ce qu’on a planté ». Comment peut-on dire de pareilles choses ? Pour moi, ces curieux versets ne font rien d’autre que de prendre en considération les deux forces qui agissent en l’homme et que Freud nommera Eros et Thanatos, pulsion de vie et pulsion de mort. Il y a en l’homme une agressivité, une force de destruction dont il faut orienter l’usage, sans quoi cette force risque de tout emporter. Il en découle en tout cas que le sort de l’homme n’est pas supérieur à celui de l’animal. C’est le verset 3-19 que l’on répète chaque année dans la Néila de Kippour, la prière qui clôture cette solennité : « La supériorité de l’homme sur l’animal est nulle ».A la Néila, on ajoute à ce verset, cette phrase décisive : « Mais tu as choisi l’homme pour qu’il se tienne debout devant toi. » Mais déjà pointe, dans ce chapitre, ce qui attend l’homme au-delà du deuil du rien de son existence : le bonheur de jouir dans le présent du fruit de son labeur en reconnaissant ce bonheur comme étant un don du ciel.
Auparavant, Qohélet, qui s’était cantonné jusque là au registre individuel, tourne son regard vers le collectif et la cité. Que découvre-t-il en premier ? Que les lieux censés incarner la justice, les tribunaux, sont les enceintes de l’injustice. On peut élargir ce jugement à l’ensemble des institutions humaines. Passons au chapitre 4 qui devrait nous interpeller au plus vif, nous juifs, en ce moment de notre histoire. Qohélet examine l’expérience humaine la plus terrible qui soit : l’oppression d’un peuple par un autre peuple. Il n’y a pas, nous dit le texte biblique, de plus grande souffrance que cette oppression-là. Dans ces conditions, la mort vaut mieux que la vie ; « Puis je me mis à observer tous les actes d’oppression qui se commettent sous le soleil : partout des opprimés en larmes et personne pour les consoler. Et j’estime plus heureux les morts qui ont fini leur carrière que les vivants qui ont prolongé leur existence. » L’intelligent comprendra disent les Ecritures. Ce désordre social, cette injustice peut conduire le sujet à une jalousie, à une amertume généralisée qui le pousse à s’isoler, à travailler seul, éperdument, sans jouir du bien qu’il accumule.
Comme nous l’avons dit, à partir du chapitre 5 la tonalité du texte, si amère jusque là, change. Commence alors une longue série de conseils de sagesse, dont une bonne partie rappelle la critique grecque de l’hubris de l’homme, sa course à l’excès, au toujours plus de jouissance. Qohélet y oppose une jouissance raisonnée, un carpe diem placé sous la bénédiction de Dieu, ce modérateur, et, explicitement, un appel au bonheur. Contrairement à Saint Just qui proclamait que l’idée du bonheur est nouvelle en Europe, cette idée était déjà au cœur de ce texte magistral qui ne se contente pas de l’énoncer, mais en examine minutieusement les conditions. Dans ce chemin auquel Qohélet invite le sujet à s’engager, il y a sans doute un obstacle de taille, à savoir le désordre du monde où les escrocs, les faux monnayeurs de la culture prospèrent tandis que les justes, les vrais créateurs, restent dans l’ombre. Est-il besoin d’en souligner l’actualité ? Un mélomane peut-il se consoler de savoir que le corps de Mozart ait fini dans une fosse commune ? Eh bien, Qohélet invite à surmonter l’amertume que suscite cette observation puisque, en définitive, un même sort, le sépulcre, attend le juste et l’escroc. C’est l’objet du chapitre 8. Et c’est en ce point que retentit comme un coup de cymbale le verset 15, que l’on met rarement en valeur et qui est pourtant un des éléments essentiels du message de ce texte : « Je fais l’éloge de la joie ». Vient enfin ce chapitre 9 sur lequel Lacan a tant insisté et qui développe cet éloge à la joie. Il faut lire avec émotion les versets 7 à 10 « Va donc, mange ton pain allègrement et bois ton vin d’un cœur joyeux ... qu’en tout temps tes vêtements soient blancs et que l’huile ne cesse de parfumer ta tête. Jouis de la vie avec la femme que tu aimes tous les jours de ton éphémère existence... car c’est là ta meilleure part dans la vie, etc. » Ces versets ont chiffonné Lacan parce que, disait-il, « c’est de l’aimer (sa femme) qu’on ne peut en jouir ». C’est à nouveau un peu rapide. Pour finir, quelques mots sur le chapitre 10, sur ses derniers versets, que beaucoup considèrent comme un rajout, une sorte de faux nez destiné à modifier le sens général du texte : « Crains Dieu et observe ses commandements, car c’est là tout l’homme. » Or, si on lit attentivement le texte, ce thème est présent de manière consistante dès le chapitre 5. En une autre occasion, Lacan, parlant de la pièce Athalie, avait eu cette surprenante formule de la part de quelqu’un se déclarant athée, que la crainte de Dieu nous épargne toutes les autres craintes. Je disais en introduction que ce texte, sa leçon, va comme un gant à l’analyste. En quoi ? En ce que le programme auquel il nous invite converge étroitement avec celui que Lacan définit comme fin idéale de cure : la chute de l’objet a, cet objet pathogène, d’en faire son deuil à travers un moment de mélancolie passager. La véritable aventure commence au-delà de ce deuil. Or ce hével, nous l’avons déjà dit, est-il autre chose, fondamentalement, que l’objet a de Lacan ? Le renoncement à ce rien ouvre les portes à un certain bonheur de vivre, en tout cas à une vie digne. La chute de cet objet met un terme à la course folle du « toujours plus », elle change radicalement le rapport de l’homme aux objets du monde offerts à sa jouissance. Or cette leçon, Lacan, quoique fasciné par l’Ecclésiaste, n’a pourtant pas osé la relever, ne serait-ce que comme référence à son éthique. Il préféra à nouveau le choix hellénique de l’Antigone de Sophocle. J’aurais aimé, et je le fais pour mon compte, que l’Ecclésiaste rejoigne Antigone dans le socle référentiel de la psychanalyse. Car la psychanalyse a pour parents aussi bien Jérusalem qu’Athènes réconciliées, sa bibliothèque est aussi bien la Bible et le Midrash que la tragédie et la philosophie grecques. Lacan avait lui-même dénoncé chez Freud ce parti pris hellénique qu’il nomma « Le péché originel de la psychanalyse ». Quel est donc ce péché ? Le fait que Freud n’ait pas osé se confronter à son judaïsme, préférant habiller ses concepts d’habits grecs plutôt que bibliques, pourtant bien mieux adaptés. Lacan osa même qualifier ce comportement de névrotique. J’ai développé cette question dans mon dernier livre Le péché originel de la Psychanalyse. Mais lui-même, en reculant devant l’Ecclésiaste, texte qui le fascinait, n’a-t-il pas révélé des traits analogues ? Par ailleurs son objection sur l’impossible bonheur du couple ne saurait nous convaincre. Quelles que soient la fragilité, les éclipses et les pannes que peut connaître ce bonheur, et même ses malheurs, cet horizon reste imprescriptible. Freud le définissait comme l’un des deux critères d’une analyse réussie : pouvoir aimer et travailler. C’est aussi la conclusion de l’Ecclésiaste. Mais une autre des leçons que nous a transmise Freud, leçon biblique elle aussi, c’est qu’il faut savoir jeter le manteau de Noé sur certains moments où le père se découvre, surtout quand ce père nous a tant apporté.
Gérard HADDAD
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