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REVUE DE PSYCHIATRIE

Grandeur et limites de LACAN interrogeant le judaïsme

mercredi 5 décembre 2007.
 
Voici l’intégralité d’un texte inédit de Gérard Haddad, issu d’une conférence donnée en novembre 2007 à Lille dans le cadre de l’Association Aleph et de la revue Savoirs et clinique.
Occasion pour l’auteur de ramasser en quelques points nodaux le sujet de son dernier ouvrage à l’origine d’une certaine polémique : "Le péché originel de la psychanalyse" Grasset 2007.
Ce texte prolonge en quelque sorte l’entretien réalisé pour Psythère en mi 2007.

Nous, lacaniens, sommes nés du schisme qui s’est produit en 1963 dans l’institution psychanalytique. Pour la plupart d’entre nous, et pour moi en particulier, sans ce schisme, nous n’aurions sans doute jamais pu devenir analystes. Le riziculteur que j’étais au moment de ma première rencontre avec Lacan aurait-il jamais pu postuler à une analyse didactique auprès de l’Institut de psychanalyse de Paris ?

De même que l’interrogation du moment de surgissement de la psychanalyse, tel qu’on peut en particulier le saisir à travers les lettres de Freud à Fliess, est une démarche souvent féconde, il m’a semblé qu’interroger le schisme d’où émergea le lacanisme est une démarche essentielle, nécessaire. Je m’étonne donc que cette démarche n’ait pas suscité plus de curiosité chez les « lacaniens ».

Pourquoi Lacan a-t-il été dépossédé de sa fonction de didacticien si brillamment assurée jusque là, a-t-il été « excommunié » comme il aimait dire ? Ce qui est étrange, c’est qu’il a lui-même proposé son interprétation de cet acte dramatique, qu’il l’a répété, mais que, là aussi, cela n’intéresse pas les lacaniens.

C’est à ce scotome bien symptomatique que j’ai donc décidé de m’attaquer et que j’ai tenté de traiter en deux ouvrages qui forment un diptyque, le récit de mon analyse, paru sous le titre « Le jour où Lacan m’a adopté », et l’interrogation de la question du judaïsme dans l’œuvre de Lacan, objet de cet ouvrage « Le péché originel de la psychanalyse », les deux étant étroitement articulés, le premier formant la propédeutique du second, la définition du lieu d’où je parle en tant que sujet.

La scène principale est celle de ma première rencontre avec Lacan. Je rappelle que j’étais alors un athée militant, communiste, et au moment de franchir le portail du 5 rue de Lille une représentation m’envahit, moi devant le voile qui recouvre le Saint des Saints du Temple de Jérusalem.

Alors que j’avais demandé à consulter un psychanalyste pour des troubles névrotiques, j’éprouve la nécessité, dans une sorte d’urgence, de rapporter cette représentation. Et je vois Lacan pâlir, troublé comme il le dit lui-même : « J’en accuse le coup », ajoutant cette phrase si énigmatique « Vous commencerez votre analyse de là où on la termine ». Notre longue relation et les bouleversements qui l’ont accompagnée ont consisté en définitive à déchiffrer cette première et étrange rencontre. Disons - selon moi - que j’étais tombé en plein milieu de ses préoccupations qui étaient aussi les miennes, bien qu’encore inconscientes.

La question que pose mon livre est renfermée dans son titre, citation tirée du Séminaire XI, de sa première page, mots prononcés quelques semaines après l’excommunication : La psychanalyse souffre d’un péché originel, à savoir que quelque chose dans Freud n’a jamais été analysé, et ce quelque chose est de l’ordre d’un évitement de Freud devant le Dieu de ses Pères, celui qui parla à Abraham au moment où il s’apprêtait à sacrifier son fils, celui qui parla à Moïse depuis le buisson ardent.

Ce péché originel, Lacan s’apprêtait à le corriger dans le Séminaire Les Noms du Père quand son exclusion a été prononcée. Lacan n’hésita pas à dire que c’est précisément parce qu’il s’avançait sur ce terrain miné qu’il a été exclu. Ce terrain était d’ailleurs aussi miné sur le plan théorique que sur le plan de l’histoire du mouvement psychanalytique. Je pense aux compromissions entre cette institution et le nazime. Cette affirmation resta lettre morte.

Nous savons à peu près, si nous voulons le savoir, sur quoi devait porter ce séminaire. Il s’agissait, à partir de la Bible, de faire le tour de ce concept de « Nom-du-Père » qu’il avait lui-même produit. Ou, pour être plus précis, le projet de Lacan a été défini dans une phrase de la Proposition d’octobre 67 (première version), retirée de sa seconde version : Mettre en question au sein de son Ecole la religion des juifs. ‘Mettre en question’, cela veut dire à minima ‘analyser’, interroger.

Si l’on examine globalement la démarche de Lacan, son « retour à Freud », on peut distinguer deux mouvements. Un premier consiste, à travers une relecture proprement prodigieuse du texte freudien, d’en montrer la grandeur, le tranchant, la nouveauté, l’efficacité. Mais il y a un deuxième mouvement, critique celui-là, qui a consisté à en cerner la limite, le point d’arrêt, ce fameux péché originel. Mais aussi à définir la frontière du champ, sa limite. Ne pas définir une frontière, ne pas poser une borne ou la déplacer fut considéré par les Anciens comme faute majeure. Le premier mouvement s’appuie surtout sur les premiers textes, les trois œuvres canoniques de L’Interprétation des rêves, de La psychopathologie de la vie quotidienne et du Witz. Après avoir produit ces œuvres, résultat de sa rencontre avec les hystériques, c’est à résoudre son problème personnel, sa névrose, que Freud va s’employer. Ce sera le temps de Totem et Tabou que Lacan n’hésite pas à qualifier de névrotique. Ce deuxième mouvement, Lacan le définit comme reprise des choses à partir du point où Freud les a laissées. Or, cette démarche à deux temps peut être à son tour appliquée à Lacan lui-même. De même que Freud a ouvert devant l’homme moderne un immense territoire à conquérir, Lacan, à son tour, nous a ouvert un champ immense. Il nous a réveillés d’une certaine torpeur, d’une certaine débilité. Sans lui, que serions-nous aujourd’hui ? Parmi les questions nombreuses qu’il a ouvertes, il y a celle-ci, la question du judaïsme, questionnement opéré en un moment où cela ne semblait pas du tout à l’ordre du jour des préoccupations intellectuelles, y compris parmi les intellectuels juifs.

Sur le judaïsme, Lacan a dit des choses formidables, essentielles. Je souhaite en relever quelques unes. a) Il y a d’abord son interprétation du sacrifice d’Abraham, interprétation qui touche au cœur de la question. Lacan pointe que l’essentiel dans cette affaire c’est le sacrifice du bélier, un bélier pas comme les autres, créé avant la création, une sorte d’ancêtre totémique. Quel est le sens de cet acte qui est le sens du judaïsme lui-même ? Rompre avec une filiation animale imaginaire pour s’installer sur le champ du symbolique. Le judaïsme a représenté pour l’humanité un acte de violence, nécessaire à son progrès : arracher l’homme à ses liens naturels, à sa divinisation des forces de la nature, et c’est sans doute là qu’il faut chercher la racine véritable de l’antisémitisme. b) Nous avons ensuite le Midrash, auquel Lacan en 1970, rend un hommage vibrant et reconnaît la dette de la psychanalyse à son égard. Qui, à part lui, s’en est rendu compte ? Cet hommage que l’on trouve dans Radiophonie fut pour moi comme ce cri du Shoffar qui réveille l’endormi. J’ignorais tout de l’existence de cette littérature et c’est en souvenir du maître que j’ai appelé ainsi la collection que j’ai un temps dirigée chez DDB. c) Précisément le chofar, à partir duquel Lacan bâtit son objet voix, qui boucle la série des quatre objets pulsionnels pour former l’objet a. Il faudrait évoquer bien d’autres choses, la circoncision, les multiples commentaires de la Bible, etc. On le voit, en ce domaine notre dette est immense. Cela l’a-t-il empêché d’émettre certaines critiques à l’égard du fondateur de notre discipline ? Si nous voulons que l’enseignement de Lacan se prolonge de manière vivante, il est indispensable d’en repérer les limites. Ce à quoi j’ai été conduit dans ce livre Le Péché originel de la psychanalyse précisément en mettant mes pieds dans ses pas.

Avant d’aborder la question du judaïsme, j’envisagerai d’une manière plus générale la question théologique sur laquelle Lacan s’est attardé à maintes reprises. On connaît sa thèse, la religion est le domaine du sens, par opposition à la psychanalyse qui se coltine la question du non-sens. Ceci est vrai, mais uniquement au niveau du commun, du vulgaire. Mais ce ne l’est plus au niveau des grands croyants. Si l’on suit par exemple, Leibowitz dans son commentaire du Livre de Job, la question de la foi est celle de l’absurde, du non-sens. La grande question de Job est celle-ci : Que signifie la Création, tout ce cirque de la souffrance humaine ? Pourquoi Dieu nous en cache-t-il le sens ? Et ce sens n’existe pas. De même, l’Ecclésiaste développe verset après verset l’absurdité des passions humaines, l’idée que le rien est leur moteur. Lacan croyait déceler en ce texte un vent de scepticisme quand Leibowitz y voit le livre de la foi par excellence. Le monde est à prendre ou à laisser et cette absurdité est le socle de la foi. Autre jugement erroné de Lacan sur le judaïsme : la question de l’intervention de Dieu dans l’histoire. Il oppose ainsi le Dieu de la Bible à celui d’Aristote. Une fois encore, ceci est vrai au niveau du vulgaire, ce ne l’est plus au regard des grands textes théologiques juifs. Dans le Talmud déjà, on rencontre cette formule tel un refrain : « Le monde fonctionne selon ses lois ». Dieu a imprimé sur sa Création, au moment même où il la créa, des lois intangibles et les miracles bibliques doivent être compris comme des allégories. Cette idée sera reprise et développée par Maïmonide, lequel place le libre arbitre au cœur de sa doctrine. L’homme devant sa responsabilité tel est le véritable postulat de l’éthique. Troisième erreur : la question du corps de Dieu. Lacan affirme que le Dieu des juifs a un corps, que ce soit le buisson ardent ou la nuée qui accompagne les Hébreux dans leur longue marche. Or, il suffit de lire les premières pages du Guide des égarés pour s’apercevoir que l’a-corporéité de Dieu est le premier des dogmes maïmonidiens chantés dans les synagogues dans la prière du Ygdal. Quelles conséquences ces erreurs - et quelques autres mineures - ont-elles sur la psychanalyse et sur les psychanalystes ? En premier lieu, elles les enferment dans une sorte de débilité théologique alors que Lacan a beaucoup fait pour intéresser ses élèves à la théologie. Ils vont répétant qu’ils sont athées sans même comprendre le sens de ce mot, c’est-à-dire sans être au clair avec leur position subjective. La question de Dieu ainsi réglée devient un point de confort quand elle devrait être un tourment, un aiguillon pour la pensée. Si Dieu intervient dans l’histoire et le destin des hommes, alors, au spectacle du monde, il est légitime de le haïr, et Lacan va placer cette haine à la racine du surmoi. Cette haine lacanienne de Dieu opère chez ses disciples comme un renforcement paralysant et ravageant du surmoi. Elle masque l’autre face de cette haine que Freud avait repérée comme étant l’amour. Je vois dans cette position la racine des avatars des institutions lacaniennes et leur fâcheuse tendance de virer à la secte. Enfin, à la corporéité supposée de Dieu, Lacan oppose fièrement son A barré, ce A sans corps. Mais celui-ci est précisément le point de départ du Guide de Maïmonide. A enfoncer une porte ouverte le risque est grand de se retrouver par terre.

Reste à repérer la source de ces erreurs. Lacan a eu le mérite, toute sa vie, de chercher une documentation sérieuse sur le judaïsme. Or, en son temps, qui se prolonge jusqu’à nos jours, le courant dominant le judaïsme est le courant kabbalistique. Là, en effet, il est question de corps de Dieu et d’arbre séfirotique, il est question de l’intervention de Dieu, du sens messianique de l’histoire. Ces conceptions kabbalistiques ont été dénoncées par Maïmonide et ses disciples, et de nos jours par Leibowitz, comme étant d’inspiration idolâtrique. Une « mise en question » du judaïsme doit inclure la pensée maïmonidienne, sans quoi, tel le roi de la fable, elle est nulle et non avenue. Prendre la mesure de la grandeur de Lacan, comme il le fit lui-même pour Freud, implique de repérer les limites de sa doctrine. A nouveau, soulignons l’importance de définir une limite, une frontière sans laquelle nous sommes dans la problématique au mieux du corps morcelé, au pire de la canaillerie. Ceci est vrai dans le champ de la pensée que dans celui de la politique. Que l’on pense aux tragédies moyen-orientales où une certaine mise en question d’un certain judaïsme serait des plus souhaitables. Ce repérage pourrait bien donner un nouvel élan à sa théorie et freiner le mouvement centrifuge de ses élèves. Des pans importants de la psychanalyse sont aujourd’hui caducs. Depuis Manger le Livre jusqu’à ce Péché originel, je m’efforce de contribuer à sa rénovation dans la traversée de mon désert.

Gérard Haddad
Novembre 2007



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