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REVUE DE PSYCHIATRIE

HISTOIRE DE LA PSYCHIATRIE

Benjamin RUSH vu par Thomas SZASZ

mercredi 9 novembre 2005.
 
Thomas Szasz, Professeur de Psychiatrie émérite à l’Université de New York et figure majeure de l’antipsychiatrie dans les années 60, n’a pas fini de faire oeuvre de dénonciation. Il fait paraître un texte au style toujours aussi provocateur dans la première parution 2005 de la revue History of Psychiatry , dirigée par German. E. Berrios.

Le DSM est ce machin où les noms pour toute chose peuvent être trouvés
T.Szasz

Thomas Szasz, Professeur de Psychiatrie émérite à l’Université de New York et figure majeure de l’antipsychiatrie dans les années 60, n’a pas fini de faire oeuvre de dénonciation. Il fait paraître un texte au style toujours aussi provocateur dans la première parution 2005 de la revue History of Psychiatry , dirigée par German. E. Berrios.
Son article malmène latéralement l’historiographie psychiatrique américaine, et les propensions hagiographiques de l’histoire internaliste de la psychiatrie, - histoire positiviste qu’un Roy Porter (autre fondateur de la revue) dans le sillage notamment de Michel Foucault, a mis en cause avec d’autres.
La critique de Szasz porte sur ce que l’on pourrait considérer initialement comme un détail sans importance, une simple bévue au destin insistant : on a cru pomper une fois sur le voisin, lui chiper sa citation, et puis la citation a connu la fortune de la rumeur tout en étant légitimée par le sceau de l’autorité (scientifique ou autre). Transmission d’un oubli sous caution qui permet l’édification d’une légende, cristallisation d’un mensonge qui fabrique une histoire. Et la citation se révèle justement non seulement et simplement inexacte, mais vide de référent : le propos rapporté n’a jamais été tenu. Et plus encore la phrase supposée valoir, se situe aux antipodes des écrits et des idées de l’auteur originel ainsi vanté par les uns, mais décrié par Szasz. Pourtant ce « faux en écriture » vaut-il ce tintamarre et cette exégèse enfiévrée ?
Pour Szasz, il ne s’agit pas seulement d’épingler l’une des figures consensuelles et fondatrices de la psychiatrie américaine, le Pinel américain, mais en s’attardant sur une pratique de colportage textuel sans grand intérêt, d’attirer surtout l’attention sur les modalités concrètes et contingentes de fabrication collective d’un mythe intramuros contribuant à orienter l’histoire institutionnelle que la psychiatrie, - instancions là, tend à se raconter à elle-même.

IQ - Idiot Quotation
La figure de légende dont les propos sont ainsi contestés se nomme Benjamin Rush (1746-1813) médecin général d’armée, cosignataire de la Déclaration d’Indépendance des Etats Unis, et qui fit paraître le premier traité local sur les maladies mentales en 1812. Le « Traité médico-philosophique de l’aliénation mentale » de Philippe Pinel est paru, quelques années avant en 1800.
Szasz s’insurge contre l’emploi régulier et infondé par certains universitaires, politiciens et psychiatres, d’une citation supposée rendre compte de ce qui serait l’humanisme de Rush, et conteste le soit disant libertarisme avant l’heure que certains attribuent sans ciller au « père » de la psychiatrie américaine.
Contrairement à ce qui est repris de discours en articles dans la citation où Rush déclarerait notamment que «  limiter l’art de soigner à une seule catégorie de personnes, et dénier les privilèges équivalents à d’autres, constituera la Bastille de la science médicale  », Szasz montre que la citation supposée ne repose sur rien, et qu’elle n’est qu’une construction falsificatrice qui participe si l’on peut dire d’un travail de « mythologisation » où ce pionnier de ce qui deviendra la psychiatrie américaine, prend des allures de grand humaniste, puisqu’on le fait dénoncer - dans l’après coup contemporain - tant les abus à venir d’une médecine insidieusement dictatoriale que les lois lui octroyant une place démesurée dans la société américaine. Liberté religieuse, libre choix de sa religion soit, mais le fantôme idéologique de Rush s’écrierait de plus : - libre choix de sa médecine, too !
Szasz vilipende ainsi la fabrication de ce mythe « bidon » qui ferait du fondateur de la pychiatrie américaine un humaniste libertaire avant la lettre, alors qu’il est le premier des « pharmacrates ». «  Ce n’est pas la première fois, poursuit Szasz, que les hagiographes humanistes de la psychiatrie ont repeint la laideur en beauté  ».
Ainsi Philippe Pinel et ses hagiographes sont-ils aussi, notons-le au passage, égratignés : « en fait, (loin d’avoir libéré les fous de leurs chaînes comme le soutient la légende) ce que fit Pinel, fut de médicaliser la justification d’ incarcération des personnes innocentes dans des asiles de fous  »...
Szasz justifie son refus d’attribution des lauriers libertaro-humanistes de Rush en revenant aux sources et en se référant à l’un des ouvrages du maître. Il montre que celui-ci fut en réalité un des partisans les plus acharnés de la médicalisation des problèmes sociaux et personnels, et qu’il fut favorable à l’exercice d’un contrôle coercitif par le moyens de «  sanctions thérapeutiques » sic... « Il fut ainsi, selon l’auteur, le champion de la pharmacratie et de l’Etat thérapeutique".

"Pharmacracie"
Depuis de récentes décennies, la médecine américaine est devenue de plus en plus politisée, et la politique de plus en plus médicalisée. Du temps de Rush, la folie restait très marquée par « l’opium religieux" rappelle Szasz ; elle était volontiers associée au péché et l’on trouve des déclarations de Rush qui renvoient à cette donnée foncière selon laquelle la folie, autrement dit - employons un terme de l’époque - le vice, était l’affaire des ecclésiastiques avant d’être celle des médecins. Il fallait en conséquence lutter contre le pouvoir des prêtres et pour cela assimiler le mal à la folie et la folie à une maladie médicale, soit ancrer la folie dans le corps pour avoir une chance de conquérir ce pouvoir et tenter de le subtiliser des mains des prêtres. Rush décréta par exemple que : «  le mensonge est une maladie corporelle. Que le suicide est une folie. Que le chagrin, la honte, la peur, la terreur, la colère, l’inaptitude à réaliser des actes légaux, sont des folies transitoires  ». ( ! !) De nos jours poursuit ironiquement Szasz, divers de nos comportements sont acceptés comme des pathologies réelles, et l’existence de ces dernières s’atteste au travers d’arguments désormais neurobiologiques.
Les écrits de Rush sont quoiqu’il en soit, truffés d’assertions totalement contraires à l’esprit de la citation imaginaire invoquée pour fabriquer une épitaphe glorieuse et alimenter les thèses des auteurs qui s’en servent.
Après les écrits, les méthodes.
Les procédés thérapeutiques de Rush ne furent pas non plus des plus soft, la douleur faisait partie de son arsenal thérapeutique tout autant que la privation de liberté ou de nourriture. Il suggérait l’emploi de techniques de terreur pour traiter la folie ; il inventa d’ailleurs un instrument de torture selon Szasz, la « chaise tranquillisante  », étape non négligeable préludant aux médicaments tranquillisants, toujours administrés contre la volonté du patient, dixit Szasz...
De multiples travaux ethnopsychiatriques ont montré que la terreur (à l’œuvre dans la plupart des rites de passage ou dans le cadre de processus de torture) constitue l’un des éléments nodaux permettant de modifier le cadre psychique interne d’un individu. Rush, avait-il quelque chose à envier aux Inquisiteurs ?
Dans une perspective constructionniste, constituer un savoir, constituer des preuves, c’est prioritairement fabriquer des faits, les construire. Voir Lacan où cette construction est avant tout fait de langage : « Il n’y a de fait que du fait que le parlêtre le dise. Il n’y a pas d’autres faits que ceux que le parlêtre reconnaît comme tel en les disant. Il n’y a de fait que d’artifice ».(1)
Ainsi il y eut jadis - et encore actuellement le discours de la sorcellerie et la praxis qui l’environne et lui donne corps n’ont pas livré leur dernier mot - en Occident les sorcières (cf J. Favret-Saada p.ex), il y aurait aujourd’hui la neurobiologie pour appréhender la folie. A chaque époque majeure, son discours - ou son épistémé comme dirait Foucault (c’est même l’épistémé qui définit l’époque-), et son artifice.
Procédures religieuses d’antan et savoir neurobiologique actuel tournent, chacun à leur façon, autour de l’objet folie, qui pour Szasz au demeurant n’existe pas...

Fin de La psychologie, extension des pathologies : de l’âme aux items
La question s’est donc déplacée et a subi une transformation : des possédées aux hystériques et des hystériques aux biophrénétiques ; le gradient du questionnable quant à l’objet folie, s’est délocalisé d’un univers animique riche de sens, vers celui de sa néantisation biophysicaliste... qui a fini par néantiser l’objet folie et la question attenante.
Des divinités aux algorithmes décisionnels ou aux arborescences synaptiques, le chemin du sens s’est retréci, dans le sens de l’administration pure et l’infiniment tout petit... Suivant l’inscription dans le discours de la science, et l’immersion dans les temps de la biopolitique, la question est devenu problème à résoudre, et la clinique nominaliste triomphante nous assure un aller-simple pour le royaume d’une herméneutique simplifiée. Tu coches là où ça cloche avec comme ultime guide le thesaurus entomologique des nouvelles espèces cliniques. Il suffit de bien cocher. A chacun sa case, sa norme autrement dit sa cloche... Et ça doit en toute rigueur se soigner. Il n’y a plus que d’é-normes, qu’elles soient normales ou pathologiques est indifférent. Et les nouveaux normés d’ailleurs les revendiquent, se les approprient comme de nouveaux vecteurs d’identification, et ça fait temporairement parait-il, lien social. Des groupes de patients, outre atlantique et maintenant Europe, se créent, et se défont au gré des normes, et du charivari taxinomique et des nouvelles technologies de communication.(2)
Cette propension normative, qui exclut ontologiquement l’objet folie - en tant que bord énigmatique de la rationalité, en tant que négativité faisant ombrage et question à la plénitude ontologique de la subjectivité autant qu’à la suffisance anthropologique d’une culture donnée - rend compte aussi du fait que la parenthèse du psychologique tend à se refermer. Hypothèse vérace. Subjectivité pleine et repue dans la fiction de l’unité retrouvée via la pharmacologie, les TCC, et leurs trouvailles, monoculture civilisationnelle (ce que l’on appelle la mondialisation) célébrant la même fiction de l’unité à travers le mirage autodestructeur de la jouissance consommatrice planétaire. La folie reste alors sise comme le dehors et le revers impensable de cette normativité nouvelle qui intègre la dualité du normal et du pathologique et dont la raison calculante opère une sorte d’Aufhebung technique et a-morale : tous normés et rééducables de droit. Les assurances veillent au grain.
Le fou, n’est plus alors que celui qui qui fait pédaler le DSM vers ses refontes itératives et ses incessantes révisions ; il n’est dans ce cadre réducteur que l’incasable, celui à qui il faut créer la nouvelle niche dans la prochaine version DSM nR, ou celui qui est multi-cochable, et qui finit par rendre toujours-déjà obsolète un quadrillage supposé exact et éclairant. Il est seulement celui qui met en mouvement la machinerie du DSM en se constituant en point de fuite qui précisément lui échappe. Le fou du DSM n’est autre asymptotiquement que le sujet « normal », échappant ironiquement au grillage imposé par le code. La singularité du DSM tient dans sa propension à normaliser et naturaliser la folie, en croyant la rendre domesticable via le télos a-moral du chiffrage pharmacologique, alors même qu’il ne fait que pathologiser dans le même mouvement ce qui n’a pas lieu de l’être.


Victoire posthume du discours szaszien ? En tous les cas, processus aux confins de l’absurde, car l’emballement de la taxinomie à tenter de recouvrir la totalité des dits "troubles mentaux", sera toujours minée par le manque d’un étayage théorique seul susceptible de borner la différence sans la numéroter. (Pourtant les adeptes de la psychiatrie positive, scientifique, -ceux que Roland Gori épingle avec raison en soulignant leur approche "vétérinaire" (3)-, sont infondés dans leurs prétentions à homologuer leurs simples appétits du sceau de la science, puisque par exemple l’étiologie des "troubles mentaux" elle-même, reste tout sauf limpide et d’une complexité rétive en elle-même au triomphalisme médiatique et stratégique de nos fins esprits positifs.) Ici on se contente pourtant de numéroter...jusqu’à plus ou moins l’infini. Le DSM n’est à ce titre autre chose qu’un Traité de pataclinique différentielle. Mystique de l’archivage du vivant et de l’humain. Tatouage des temps postmodernes. ("Evaluation" n’est-il pas le signifiant maître de certains de nos politiques "libéraux" ?) Il faudrait plus de 6 milliards de catégories pour "normer" tout le monde dans un processus qui est celui, régressif et totalitaire, d’une dé-(au sens privatif)-nomination. "Normer", borner, aux confins de l’innommable. A chacun sa chacune, son code. Au nom-du-père ou du clan, préférer le code ou le nom d’oiseau concocté par telle Task Force. La psychiatrie comme entreprise de dé-nomination, où la prise en compte de la personne, c’est à dire du malade-mental-en-puissance, est promotion de ses ruptures multiples avec ce qui l’environne et la façonne. Jusqu’au nom propre. Acmé d’un processus institutionnel et étatique de déculturation, de désaffiliation, de dénoyautage (pour le coup réussi) du sujet. Pas de sujet divisé ici, celui-ci est plein et évidé à la fois, interchangeable, substituable, recyclable...
La différence avec les époques antérieures, réside dans le fait que le questionnement anthropologique relatif à la folie devient structurellement improbable, de la même manière que celui qui est relatif à l’Etre. Seul le symptôme au niveau du sujet peut venir réactiver, réanimer ce double rapport. Symptôme désaliénant, lié au manque-à-être, contre Jouissance mortifère ; symptôme irruptif contre rapport addictif à l’objet sous tendu par notre économie consumériste, où il s’agit de gommer au plus vite le manque,la mort, et tout ce qui s’apparente de près ou de loin à du différent, si celui-ci n’est pas métabolisable dans cette économie du genre neutre (libéralisme). La violence sociétale ambiante, (ce qui actuellement fait symptôme en effet dans le social) ne vient-elle pas interpeller fondamentalement cette promesse d’un horizon de jouissance auquel nos politiques fussent-ils de gauche ont succombé ? La différence est résorbable dans le mirage de la consommation. Tel est l’axiome non démenti par les plus fins de nos politiques. La folie aussi sans doute, par des voies détournées on y arrive (il suffira de consommer des comprimés).
La folie devenue problème-à-résoudre, ne pose plus de questions, mais engendre des flots de réponses. En dur, en préfabriqué, cela relève, parait-il de la science, ou du progrès. Le « peuple psy » dans cette conjoncture néanmoins prolifère. Retenons que la folie simplement érasmienne elle-même n’est plus admissible. Le fou aura sa molécule tout comme le possible déviant, simple rechignant à l’ordre sociopathique ambiant... Tous normopathes, a-t-on dit. Tous fous, tous normables, tous traitables... Cette normopathie généralisée sera confortée par les avancées certaines en psychopharmacologie. L’intraitable sera justement lui soumis à la régulation mécanique du simple pouvoir de police. Voir nos SDF...

Rush et les idéologues
Après les écrits et les méthodes, la psychologie du fondateur. Rush est dépeint comme un "mégalomane", incarnant la suffisance prototypique selon Szasz de la psychiatrie moderne ; loin d’être en faveur de la « liberté des médecines » il s’attaquait dans ses écrits à ceux qui témoignaient d’une excessive passion pour la liberté, y décelant rien de moins qu’une forme de maladie mentale... Type de pensée qui porta ses fruits dans les pays totalitaires, les régimes policiers, ou même qui s’accommodent du marché sans offrir de démocratie ... respectivement : l’ex URSS, Cuba, ou la Chine qui il y a quelques temps était mise en cause par la WPA. On y trouve toujours des « professionnels » pour établir des diagnostics de teneur « politique ». Mais en est-on prémuni ici, en Occident ?

Ce que le texte de Szasz illustre dans son acerbe critique, c’est ce mode de constitution de l’histoire de la psychiatrie comme idéologie ; à raison de coups de forces, de contrevérités assénées, relayées, distillées par des figures « représentatives » de l’exécutif. Il suffit que cela circule pour façonner dans l’opinion (les professionnels sont aussi l’opinion) une image représentable et honorable de la discipline. Et à commencer par l’aube de son histoire. Avec Scipion Pinel par exemple, fils de Philippe, pour l’aliénisme français... Voilà comment l’on perpétue une vision idyllique et auto-légitimatrice de son champ, autrement dit comment l’on façonne disons un « micro-métarécit » - corporatif - qui suscite au-delà une reconnaissance dans le socius, et une mythologie séculière. La fabrication d’une Histoire ad hoc, repose ainsi sur une élaboration interprétative à visée édifiante, de ses scènes originaires, et de son bon objet interne, générant une sorte de représentation quasi hallucinatoire que soutiennent les dispositifs et les rituels de commémoration. Est-ce le prix à payer de sa... représentabilité dans le présent, qui devient floue ? Il y aurait beaucoup à dire sur la césure assez radicale existant entre la psychiatrie telle qu’elle se présente à elle-même, se représente, telle qu’elle se raconte ou même se la raconte, dans son rapport non contingent à ses transcendances disparates (de la politique de sectorisation, aux théories psychopathologiques les plus diverses) et la psychiatrie immergée dans le réel de sa pratique, dans l’immanence de son faire... soit entre l’or de ses discours théoriques et le plomb de ses pratiques concrètes.

NOTES :

  • - 2005, Jacques Lacan, Le Séminaire, Le sinthome. Le Seuil.
  • - Voir Ian Hacking (notamment cours 2003 du Collège de France) et L.C. Charland A madness for identity : psychiatric labels, consumer autonomy and the perils of the internet, PPP 2004 :335-349).
  • - Roland Gori, Marie José del Volgo, La santé totalitaire, Denoël, 2005.

    Frank BELLAICHE



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