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REVUE DE PSYCHIATRIE

Phénoménologie

Du trouble de l’intentionnalité au trouble de l’identité

Schizophrénie
mercredi 8 janvier 2003.
 
Contre l’idée répandue qui voudrait que la phénoménologie husserlienne se réduise à une conception psychologique solipsiste de la subjectivité, Larry Davidson montre que le monde extérieur, le contexte social et culturel, sont d’emblée posés dans un rapport fondateur de l’expérience subjective.

PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA SCHIZOPHRÉNIE

Du trouble de l’intentionnalité au trouble de l’identité

Suivant le travail phénoménologique de Husserl, l’auteur aborde dans cet article, le processus de constitution de l’intentionnalité, et sa nature bimodale effective aux niveaux de la conscience et du comportement. A l’aide de deux vignettes cliniques, il montre que la constitution intentionnelle est troublée chez le patient schizophrène, et entraîne une perte du sentiment d’identité.
Larry Davidson montre que le schizophrène ne peut s’éprouver ni comme Je-agent ni comme Je-affecté. Sans proposer d’hypothèse étiologique ou génétique, il montre que ce qui vient troubler la conscience intentionnelle ne sont pas autre chose que les perturbations cognitives et hallucinatoires, souvent elles-mêmes repérables précocément en amont des productions symptomatiques de la maladie.

Contre l’idée répandue qui voudrait que la phénoménologie husserlienne se réduise à une conception psychologique solipsiste de la subjectivité, Larry Davidson montre que le monde extérieur, le contexte social et culturel, sont d’emblée posés dans un rapport fondateur de l’expérience subjective. La constitution de la conscience comme expérience intentionnelle repose sur des processus créatifs et actifs, mais aussi réceptifs et passifs, qui structurent l’identité personnelle toujours en tension dans cette double polarité dynamique entre l’intérieur et l’extérieur.

La nature bimodale de l’expérience intentionnelle

Non seulement l’intentionnalité est conscience d’objets, conscience dirigée vers l’objet, au sein d’un contexte prédonné qui institue la réceptivité de l’intentionnalité, mais elle est à un second niveau, « prise de position » de la conscience (conscience volitionnelle, agissante, désirante, affectée, etc.) vis-à-vis de certains aspects du monde dont on est effectivement conscient. Ce second niveau d’intentionnalité, plus « comportemental  », est celui de l’investissement, de l’engagement par rapport au monde et à l’objet, qui comporte aussi des aspects passifs et actifs. Ce cadre posé par la nature bimodale (active/réceptive) de la constitution intentionnelle, affecte la notion d’identité qui sur le plan phénoménologique ne peut pas être posée comme instance émanant de l’intérieur de la subjectivité, mais seulement comme fonction transcendantale, toujours liée aux expériences intentionnelles et à leurs composantes processuelles actives et passives, et à chacun des deux niveaux de l’intentionnalité.

Les failles dans la constitution intentionnelle et l’identité du schizophrène

Ceci posé, L. Davidson, à l’aide de deux vignettes cliniques, propose un cadre compréhensif de l’expérience schizophrénique et de ses manifestations symptomatiques (hallucinations, idées délirantes, troubles cognitifs) qu’il réfère à des singularités fondamentales de l’intentionnalité, avec leurs conséquences au niveau du trouble de l’identité. En effet, il s’avère à un premier niveau que l’identité du schizophrène soit davantage étayée sur - et construite par - des expériences de passivité et de réceptivité à l’égard du monde, que par celles qui supposent un engagement actif dans le monde. Ces personnes ont souvent l’impression de ne pas être les auteurs de leurs projets, mais que ceux ci sont imposés de l’extérieur. Pour L. Davidson, c’est donc la composantes passive de la conscience intentionnelle qui semble prendre le pas sur la composantes active, permettant au schizophrène de se penser comme objet plutôt que comme agent de l’expérience. Mais il importe de remarquer que les éléments réceptifs eux-mêmes ne sont pas perçus comme appartenant à l’individu en tant qu’être personnellement affecté. Ici «   ce n’est pas seulement le Je actif qui est manquant mais aussi le Je affecté ». Il en ressort que la schizophrénie ne peut être donc spécifiée par la domination de la passivité sur l’activité. C’est, rappelle l’auteur, ce qu’avait déjà suggéré en 1974 Erling Eng, en disant qu’une relation réciproque entre les composantes actives et passives de l’expérience est requise pour que puisse se représenter - chacune - de ces modalités d’expérience. « À partir du moment où quelqu’un ne peut voir ses actes comme émanant de sa propre implication dans le monde, il en vient aussi à attribuer les éléments réceptifs de son expérience sur laquelle son activité est fondée, sur d’autres, sur des sources externes ». C’est ensuite Wiggins, Schwartz et Norhtoff, en 1990, qui ont montré une faille des synthèses par lesquelles un sujet vient ordinairement à éprouver son rôle actif d’agent. Husserl avait montré que l’expérience kinesthésique du corps, portant sur le fait d’être capable d’agir sur son propre corps, était essentielle dans ce contexte. Si le désir de me mouvoir n’est pas intégré à la sensation de mon bras qui se meut réellement, je suis alors privé de l’expérience d’être moi-même effectivement à l’origine de l’évènement, d’être, autrement dit, l’ agent de mon acte. Pour Wiggins et al. ce serait cet type de manque d’intégration qui surviendrait dans la schizophrénie, privant l’individu de la sensation de sa propre fonction d’agent et octroyant un manque de cohérence dans de nombreux domaines de la vie de cette personne. Cela laisse ouverte, pour L. Davidson, la question de savoir pourquoi il y a une telle faille dans la synthèse intentionnelle.

Atteinte des deux niveaux d’intentionnalité

Le plus remarquable chez le schizophrène, c’est que non seulement il y a une perte de ce sentiment d’être agent au second niveau de l’intentionnalité (comportementale), mais aussi au premier niveau, celui de la conscience en tant que telle. La perte se situe à ce niveau plus fondamental.

 

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Edmund Husserl (1859-1938) - PsythèrePour Husserl, le sens de la volonté émerge surtout à partir des expériences kinesthésiques liées à la possibilité de pouvoir bouger son corps ; la sensation de pouvoir agir dans le monde repose sur celle d’être capable d’ agir sur son propre corps. De même, la sensation d’être affecté repose sur les expériences sensorielles d’être agi ou mis en mouvement. Les expériences sensorielles fondamentales qui permettent le développement du sens de l’action ou de l’affection au deuxième niveau intentionnel du comportement prennent place elles-même au niveau fondationnel de la conscience. Intention et sensation sont d’abord les miennes. Il y a une sensation préalable qui est que c’est moi qui dirige ma conscience vers mon bras et qui reçoit les sensations kinesthésiques de mon bras en action. C’est là que nous trouvons le niveau fondamental de la sensation de l’agent qui est opérante au niveau de la conscience, supposant qu’avant le développement de la sensation de ce que je peux faire à mon corps ou dans le monde, j’ai déjà développé une sensation telle que je peux réguler et diriger ma propre attention, qui fait que je suis la source de ma propre conscience.

Hallucinations, perturbations cognitives, et leurs impacts sur l’intentionnalité et l’identité de la personne

C’est dans ce domaine précis de la régulation de l’attention et de la direction de l’attention que le schizophrène éprouve des difficultés. Quand il commence à ressentir des perturbations cognitives et des hallucinations auditives, symptômes proéminents dans la maladie, il peut devenir parfois difficile, voire impossible pour lui, de garder une quelconque sensation de contrôle de sa propre conscience. Il est difficile en effet avec des voix, de telles intrusions dans sa propre attention, de préserver son sens basal d’être en effet agent, associé à celui d’être tourné vers les objets. Je ne peux continuer à m’éprouver moi-même comme étant à l’origine des mouvements intentionnels dirigés vers ce que j’expérimente, s’il y a des intrusions au sein même de ce processus, redirigeant ces mouvements vers un ailleurs différent de l’objectif que j’ai assigné. Ne pas pouvoir retenir un sens de soi comme étant source de régulation de sa propre conscience, peut priver la personne schizophrène du sens le plus fondamental de possession de sa propre expérience, le sens d’être le destinataire de la stimulation sensorielle. Sans cela, l’individu perd le sens plus avancé de soi comme agent et être affecté par le monde. L’impact des hallucinations et des disruptions cognitives peut, en ce sens, rejaillir sur l’expérience de soi-même, portant vers la constitution d’un sens du soi construit plus sur des sentiments d’être sous contrôle et vulnérable aux influences externes que sur celui d’être l’agent de ses propres pensées, perceptions sentiments et actions. Le délire peut représenter alors une tentative pour localiser la source des intrusions qui rendent difficile voire impossible le maintien, par le schizophrène, d’un sens perdurant du soi comme agent. L’expérience de disruption cognitive et hallucinatoire, interférant avec la direction de la conscience et de l’attention de la personne, empêche ainsi le maintien du sens basique du moi comme destinataire direct de la stimulation. Avec la perte d’un sens stable du moi à ce niveau fondationnel, il devient difficile pour une personne de se concevoir comme capable d’être actif dans des modes plus élaborés, comme lors d’une prise de position vis-à-vis des contenus de cette conscience. Avec ce trouble dans la constitution du sens de l’agent, la personne a aussi des difficultés à se voir elle-même comme étant capable d’être affectée. En définitive, ce n’est pas seulement chez le schizophrène le sens d’être actif qui est perdu, mais aussi celui d’être réceptif, ou la possibilité de tenir dans le monde une position sur laquelle il peut agir, qu’il peut évaluer afin d’apporter une réponse selon ses choix ou son caractère.

Comme l’admet L. Davidson à la fin de son article, il n’a pas été question ici d’aborder le problème sous un angle étiologique ou génétique. Les perturbations cognitives et hallucinatoires ont, dans cet exposé, place de facteurs précédant le trouble de l’intentionnalité et de l’identité, mais sans savoir ce qui les origine, et quel niveau neurophysiologique sous-jacent est concerné. Il semble, selon l’expérience clinique de l’auteur, que ces perturbations cognitives et hallucinatoires précèdent empiriquement presque toujours la perte du sens de l’identité et l’apparition d’idées délirantes. Hypothèse inverse à la phénoménologie singulière, de R.D. Laing qui supposait que le trouble de l’identité était préalable aux manifestations hallucinatoires et aux troubles cognitifs. Pour L. Davidson, les explorations phénoménologiques, doivent être, de toute façon, mises en relation avec la neurobiologie et les sciences sociales, si tant est que la constitution intentionnelle soit toujours liée au contexte socio-culturel, institutionnel et politique du « monde vécu », dirait Minkowski.

Davidson  L. Intentionality, Identity, and Delusions of Control in Schizophrenia : A Husserlian Perspective. Journal of phenomenological psychology 2002 ;33(1):39-58.

Frank Bellaïche

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