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REVUE DE PSYCHIATRIE

George Steiner et l’Europe

Une certaine idée de l’Europe. George Steiner. Acte Sud 2005.
vendredi 13 mai 2005.
 

George Steiner - 3 koEurope 2005, moment d’effervescence où la petite politique pourrait rejoindre la grande avec un petit g... Non par la voie d’un "grand" Projet, d’une Idéologie convulsionnaire, ou d’une Utopie dont Jacques Attali a récemment regretté l’absence. L’Europe partage les militants, les caciques, et les citoyens dans cette France du mois de mai. La lisibilité des arguments pour-ou-contre la constitution européenne est rendue opaque par de multiples facteurs, dont ceux relatifs bien évidemment à la politique intérieure.
L’essai de George Steiner - professeur de littérature comparée à Cambridge, Genève et Oxford, romancier et essayiste, spécialiste en linguistique, et critique littéraire au New-Yorker- qui vient d’être publié, tente de donner crédit à l’idée européenne, en réaffirmant la grandeur passée et le lustre impérial de l’Europe dans le ciel des Idées, sans préjuger de ce que sera ou non l’Europe dans le nouveau cadre politique qu’on lui taille pour aujourd’hui ou demain, ou nous prévient-on, pour les 50 années à venir.
L’Europe de Steiner est une Europe historique, avant d’être un territoire défini par sa géographie au demeurant instable et mouvante. Et pourtant. C’est surtout l’Europe de l’Esprit et de l’humanisme, tous deux mis à mal par les tragédies du siècle passé qui se sont produites sur le sol européen (d’Auschwitz au Goulag, et dernièrement dans les Balkans), Europe où pèse une sérieuse hypothèque : celle d’une barbarie toujours susceptible de revenir ; à charge pour chacun d’assumer la responsabilité -élitiste - « de ce qu’il y a de mieux dans l’esprit humain » pour faire triompher les valeurs de la Culture.
Ce texte résulte de la transcription d’une conférence donnée à l’Institut Européen Nexus en 2004.

L’argument de Steiner se déploie selon cinq points, qualifiés même d’« axiomes », qui spécifient et circonscrivent ce qui serait l’essence de l’Europe : - en premier lieu ses cafés et leurs univers si singuliers, - puis un « paysage à échelle humaine » autorisant une cartographie pédestre, - mais aussi un lieu de mémoire ou de « souveraineté du souvenir » qui s’oppose à l’Amérique d’un Henri Ford déclarant tout de go...que « l’histoire c’est de la blague »( !), - mais surtout la dualité de ses références fondatrices grecques et hébraïque, la tension chiasmatique entre logos et thora, philosophie et loi - et enfin une aspiration eschatologique, une idée de sa propre fin qui serait à nulle autre semblable.

Le propos de Steiner est à la fois inquiétant et invitant. Inquiétant par le constat qu’il fait à la suite de Valéry, ou du très décrié Spengler d’une possible fin de l’aventure européenne et de sa grandeur passée, possibilité actuellement occultée par l’adhésion sans recul à des valeurs principalement anglosaxonnes entretenant la fuite dans un consumérisme effréné, alors que sur le plan économique nombre d’indices montrent justement qu’à ce niveau la fin pourrait se profiler dans le siècle présent : la Chine, l’Inde et certains pays dits émergents étant dès à présent en passe de rivaliser avec- sinon de doubler à leur propre jeu - les occidentaux, et de retourner les armes du libéralisme économique contre l’Occident qui croyait pouvoir dominer le marché ad vitam... Ruse de la raison libérale, qui pourrait bien voir déjà maintenant, le dernier grand pays dit communiste s’emparer du pouvoir de domination économique et être en passe de « tiers-mondialiser » d’anciennes contrées prospères et championnes d’un impérialisme retréci -faute de mieux- à la dimension économico-...culturelle. L’Europe deviendrait alors un petit continent touristique...dans ce déplacement du gradient de la domination économique. Et Steiner de prévenir contre les visions à courte vue de l’Europe, celle des technocrates et des administrateurs de biens... :« Il se peut que l’avenir de « l’idée d’Europe », si elle en a un, dépende moins des banques centrales et des subventions agricoles, des investissements dans la technologie ou des tarifs communs que nous sommes amenés à le croire. Il se peut que l’OCDE ou l’OTAN, l’extension de l’euro ou des bureaucraties parlementaires sur le modèle de Luxembourg ne soient pas les dynamiques premières de la vision européenne... ».
La « roumanisation » (chers Cioran et Ionesco, veuillez bien pardonner ce néologisme quelque peu infâmant) économique et diplomatique de l’Europe pourrait ne pas être un scénario catastrophe faisant partie des possibles, mais pourrait être déjà entamée. (N’en déplaise à Jeremy Rifkin (1)et son enthousiasme chiffré vis-à-vis d’une Europe qui selon lui serait en bien meilleure posture sur le plan économique que l’on ne veut bien le reconnaître : mais l’European Dream de Rifkin rejoint Steiner au fond sur la détestation raisonnée des valeurs made in US...)
Mais le pire n’est pas là, selon Steiner, dans la simple décrépitude économique ou sociale, il réside dans le refus d’assumer la responsabilité que nous donne notre propre héritage dans ce qu’il a de plus humanisant, quand l’humain est en péril. Refus que d’autres nommeraient le refus de « l’élection »... Elitisme de Steiner qui est celui d’une éthique de la responsabilité. Pour Steiner l’avenir de l’Europe doit s’envisager d’abord en dehors de la menace - qualifiée de radicale - de la « progression exponentielle et détergente de l’anglo-américain et l’uniformité des valeurs et de l’image du monde que cet espéranto dévorant apporte avec lui. ». Steiner rappelle d’ailleurs les propos de Max Weber qui à la fin de la première guerre mondiale, prophétisait « l’américanisation, la réduction à une bureaucratie gestionnaire de la vie de l’esprit en Europe ».
Le propos de Steiner est toutefois invitant au sens où il montre que l’Europe a autre chose à proposer ; l’idée de l’Europe à laquelle renvoyait Tzvetan Todorov (2) est ici thématisée autour de l’excellence de sa Culture, Culture de la diversité opposée en cela à la monotonie du Nouveau Monde, Culture intimement liée à son Histoire, et représentée dans l’étendue de ses arts et de sa pensée. Culture dont la puissance émancipatrice n’est toutefois ni garantie ni soldée.
 
George Steiner - 7.1 ko
George Steiner
Encore faut-il que les « européens » assument l’histoire de l’esprit européen, de la pensée européenne, la filiation allant de Platon, aux Lumières, et de celles-ci à Husserl et Heidegger (mis au pilori dans un essai récent d’Emmanuel Faye) ; Europe héritée de Goethe, Thomas Mann, Freud, Brecht, Kafka et de tous les autres. Husserl écrivait d’ailleurs, rappelle Steiner dans « La crise des sciences européennes et la Phénoménologie transcendantale », que « l’Europe s’oublie lorsqu’elle oublie qu’elle est née de l’idée de raison, et de l’esprit de philosophie ». Près d’un siècle plus tard, le philosophe et phénoménologue Marc Richir (3)écrit lui dans un article dénonçant la course à l’abime de l’occident, qu’"il n’y a plus de place, dans une telle époque, pour la philosophie"... l’oubli pourrait donc être scellé.

Face aux fondamentalismes de tous bords, face au recul du christianisme, face à la déraison économique, face aux barbaries du siècle passé, reste la possibilité européenne d’un « humanisme laïque » qui peut-être déjouera, espère Steiner, d’autres drames hyperboliques.
Steiner clôt son propos par ces dernières phrases : « la dignité de l’homo sapiens, c’est exactement ça : la découverte de la sagesse, la quête d’un savoir désintéressé, la création de beauté. Gagner de l’argent et inonder nos vies de biens matériels de plus en plus dénués d’intérêt est une passion profondément vulgaire, dévastatrice... Ce n’est pas la censure politique qui tue, c’est le despotisme du marché de masse et les retombées du vedettariat commercialisé ».

NOTES :

  1. Rifkin J, Le rêve européen, Fayard 2005.
  2. Todorov T, Le nouveau désordre mondial, Robert Laffont, 2003.
  3. Richir M, "Y a-t-il du sens dans l’histoire ? " ; ah ! 2/2005 : 75-7.

Frank BELLAICHE



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