Le concept et les limites
phénotypiques de la schizophrénie sont floues et alimentent
des débats incessants. J. Parnas et al., ont proposé dans
cet article de la nouvelle revue de l’officielle World Psychiatric
Association, de livrer un point de vue phénoménologique
destiné à montrer que les critères opérationnels
susceptibles d’établir le diagnostic de schizophrénie sont
insuffisants, notamment à l’heure où les discours de
prévention liés à la recherche de facteurs de
vulnérabilité tentent de préciser les caractéristiques
de la phase dite prodromale qui pourrait justifier d’une thérapeutique
préventive.
La psychopathologie simplificatrice qui a envahi la discipline, fait de la
schizophrénie une entité lacunaire, seulement spécifiée
par des critères de délimitation et d’élimination.
" Les critères diagnostiques opérationnels spécifient
en détails ce que la schizophrénie n’est pas (soit ni un
désordre affectif ou organique), au lieu de fournir une appréhension
solide tant conceptuelle que clinique de ce qu’elle est. Cependant, un
élément crucial et primordial relatif à la validité
d’un diagnostic, est la possibilité qu’il offre une certaine
conceptualisation ou caractérisation de ce qu’un trouble donné
est en premier lieu, un aspect qui brille par son absence dans les débats
nosologiques contemporains ". Pour la psychopathologie classique, remarquent
les auteurs, le spectre schizophrénique ne pouvait se ramener à
une énumération de signes, de symptômes, mais était
identifiable à partir d’une forme intuitive, d’une Gestalt
spécifique.
Le propos des auteurs, dont les orientations se situent dans la mouvance
de la phénoménologie, reprend cette idée force et nous
livre un point de vue éclairant et stimulant, sur un thème
en vogue - la prévention des troubles schizophréniques - en
donnant quelques éléments permettant de relancer la
réflexion. Le texte de J. Parnas, P. Bovet et D. Zahavi,
peut servir de contrepoint utile aux études plus ou moins
diligentées par l’industrie, sur le sujet de la vulnérabilité
et de ses marqueurs dans la schizophrénie.
De E. Bleuler à E. Minkowski
J. Parnas et al.,
retracent donc l’histoire conceptuelle et clinique de la schizophrénie,
en partant de E. Bleuler (1911) et de son concept d’autisme, figure
clinique jugée pathognomonique : " le détachement de la
réalité avec une relative et absolue prédominance de
la vie intérieure, nous l’appelons autisme ". Mais ce concept
ne se laisse pas réduire à une énumération de
signes et, qui plus est, le critère de retrait à l’intérieur
de la vie fantasmatique est souvent empiriquement faux. En fait E. Bleuler
reste attaché à un point-de-vue-à-la-troisième-personne
qui limite la portée de son intuition clinique.
Selon les auteurs, E. Minkowski, inspiré par Bergson, nous a
conduit à une conceptualisation de la schizophrénie - " qui
reste inégalée "- dans son ouvrage intitulé La
schizophrénie, publié en 1927.
Il n’est plus question d’aborder le trouble schizophrénique
isolément à partir d’une position d’entomologiste, en recueillant
un ensemble plus ou moins défini de signes objectifs, mais en prenant
en considération l’ensemble de la subjectivité du malade où
toute anomalie prend relief à partir d’un trouble fondamental, dit
" trouble générateur ", pouvant rendre compte de
modifications subtiles relatives au mode de temporalisation et au mode de
relation au monde du patient. Seule la prise en compte de l’essence de ce
trouble, constituant le " noyau phénoménal subtil "
qui transpire à travers les symptômes, peut permettre d’aborder
le spectre schizophrénique autrement qu’en termes aléatoires
et peut résister à sa plasticité phénotypique.
Pour E. Minkowski aussi, l’autisme est un syndrome fondamental comme
chez E. Bleuler, mais il constitue le " trouble
générateur " de la schizophrénie car il est
foncièrement un manque de " contact vital avec la
réalité ". L’approche de ce trouble dans la manifestation
bruyante d’un ensemble de signes cliniques répertoriés est
moins aisée qu’au travers de la " manière
inappropriée " où les contenus et les propos autistiques
se manifestent.
La triade autistique et la phase prodromale
Dans la perspective
phénoménologique de J. Parnas et al., l’autisme
schizophrénique s’appréhende aussi à partir de
l’expérience subjective propre du patient. Trois dimensions de la
subjectivité sont troublées et inséparables : le trouble
de l’intentionnalité avec une perte du sens, le trouble de la perception
du soi-même et du point-de-vue-en-première-personne, et le trouble
de la dimension intersubjective entraînant des problèmes sociaux
de fonctionnement et d’adaptation.
Les auteurs se réfèrent
bien sur à l’ouvrage magistral de W. Blankenburg (1969) : La
perte de l’évidence naturelle, pour dire que l’autisme
schizophrénique est une " crise du sens commun ". Cette
perte de l’évidence naturelle est bien, selon eux, le trouble primaire,
le " marqueur " le plus tangible de vulnérabilité
de schizophrénie. C’est l’intentionnalité pré-reflexive,
athématique, qui constitue le socle de notre présence
première au monde, qui est remise en question et qui rend compte des
troubles de l’expérience et de la
présence-en-première-personne. Cette intentionnalité
pré-reflexive, liée à une intersubjectivité comme
mode fondamental d’attachement pré-réflexif aux autres, est
mise à mal. D’où l’appel au sens, et à une
hyper-reflexivité intense, comme la tendance à objectiver ses
propres expériences : autant de tentatives pour compenser vainement
ce qui été perdu. Pour le patient le trouble prend surtout
l’aspect d’un trouble de l’ipséité, trouble de
l’expérience-en-première-personne. " Ces troubles de
l’ipséité se réfléchissent profondément
sur le sens de l’identité personnelle : ils créent un
vacuum au sein même de la subjectivité propre du patient,
privant celui-ci d’attitudes confiantes qui imprègnent habituellement
cognition et émotions avec un sens familier et typique. Ces troubles
constituent les fondements d’anomalies plus explicites et plus articulées
de l’expérience subjective, comme les changements dans la conscience
de soi corporelle, augmentant l’objectivation et la spatialisation de
l’expérience introspective (par exemple, les sentiments que ses propres
pensées sont situées dans une partie spécifique de la
tête ou du cerveau), des troubles du cours de la pensée (comme
les interférences), des expériences transitivistes et d’autres
phénomènes souvent désignés comme les
’symptômes basiques’. "
Pour les auteurs, la triade autistique (trouble de l’intentionnalité
avec perte du sens, trouble de l’ipséité et trouble de
l’intersubjectivité) concerne la plupart des phases débutantes
de schizophrénie, sachant que " les phénomènes
expérientiels centraux " se livrent plus manifestement au début
de la maladie. Les auteurs tiennent, parallélement, à dissocier
les traits autistiques qu’ils décrivent sur ce mode
phénoménologique des symptômes dits négatifs,
bien souvent compris dans le registre étroit du déficit alors
qu’ils sont les témoins d’une réorganisation profonde et complexe
de la personnalité.
Articulations entre approche neurodéveloppementale et phénoménologie
Cette approche
phénoménologique ne dénie pas l’importance des
avancées de la recherche neurodéveloppementale, et d’une recherche
attentive aux processus impliqués dans l’ontogenèse précoce
de la subjectivité. C’est cette orientation de recherche qui tient
le haut du pavé depuis plus de quinze ans. Et la psychologie
développementale actuelle reconnaît l’importance de la
capacité infantile précoce à distinguer le moi du non-moi,
et à s’attacher à l’environnement dès le début,
montrant que la construction de la subjectivité est au fond
déterminante pour saisir la question de la vulnérabilité
autistique. Il n’y a donc pas de phase autistique " normale ".
Au niveau neuropsychologique, l’intégration intermodale a été
montrée comme jouant un rôle majeur dans le développement
de la plupart des habilités motrices, sensorielles, cognitives, affectives
et sociales durant l’enfance. L’évidence empirique montre que des
capacités de liaison intermodale peuvent être atteintes dans
la schizophrénie.
Le trouble générateur " marqueur " précoce de vulnérabilité
La conclusion de J. Parnas et al., est essentielle. Si l’autisme schizophrénique, peut être conçu comme une transformation fondamentale des structures de la subjectivité, selon la triade spécifique précitée, l’abord de la vulnérabilité au spectre schizophrénique ne peut en rester uniquement à une approche neurodéveloppementale, qui ne verrait dans la transition vers la psychose qu’un " processus neural cumulatif menant à une série de handicaps de fonctions neurocognitives ... Cette transformation constitue le niveau phénoménal autistique de la vulnérabilité, de ce que Minkowski appelait le ’trouble générateur’ ". Celui-ci reste présent au cours de l’évolution de la schizophrénie et rend compte d’une certaine cohérence et, contre l’idée de K. Jaspers, d’une certaine compréhensibilité des symptômes schizophréniques. Il y aurait donc un intérêt à privilégier les phénomènes liés au trouble générateur, pour délimiter le spectre de la schizophrénie, phénomènes sans doute plus proches des fondements biologiques du trouble que les symptômes cliniques usuels pris en compte dans les classifications courantes. " En termes cliniques, la familiarité avec les traits de vulnérabilité phénotypiques subtils, comme décrits plus hauts, peut être d’importance cruciale pour permettre une détection précoce et préventive de la schizophrénie, ce qui est couramment impossible avant le déclenchement des symptômes psychotiques ".
Frank
Bellaïche
Novembre
2002
Parnas J, Bovet P, Zahavi D. World Psychiatry 2002 ;1,3:131-6.
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