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REVUE DE PSYCHIATRIE

PHILOSOPHIE

Structuralisme et Post-structuralisme

vendredi 6 janvier 2006.
 
Après avoir mis en opposition les approches structuraliste et humaniste de la critique littéraire, Mary Klage traite du structuralisme dans sa version post, en proposant une introduction concise à la pensée de la déconstruction, soit à celle de Jacques Derrida récemment disparu.

Le structuralisme a la faveur de certains critiques car il confère une certaine objectivité, une objectivité SCIENTIFIQUE, au champ des études littéraires (qui ont été souvent critiquées pour être purement subjectives ou impressionistes). L’objectivité scientifique est obtenue en subordonnant la « parole » à la « langue » ; la considération de l’usage réel est abandonnée au profit de l’étude de la structure d’un système dans l’abstrait. Ainsi les lectures structuralistes ignorent-elles la spécificité des textes réels et les traitent -elles comme s’ils étaient des formes agencées par des fils de fer soumis à l’influence de forces magnétiques (le résultat de quelque pouvoir ou force impersonnels, et non le résultat d’un travail humain).
Dans le structuralisme, l’individualité du texte disparaît au profit d’une attention centrée sur les formes, les systèmes et les structures. Quelques structuralistes (et l’école de critiques qui leur est liée, celle des Formalistes Russes) ont proposé que TOUS les récits peuvent être appréhendés comme des variations de certaines formes narratives universelles fondamentales.
Avec cette façon de se rapporter aux récits, l’auteur est supprimé, puisque le texte est conçu non comme produit individuel mais comme fonction d’un système. Le modèle humaniste Romantique soutient que l’auteur est l’origine du texte, son créateur, et donc, qu’il en constitue le point de départ ou le concepteur. Le structuralisme soutient que toute forme d’écriture, ou tout système signifiant, n’a pas d’origine, et que les auteurs habitent simplement des structures pré-existantes (la langue), qui les rendent capables d’élaborer toutes sortes de phrases (ou d’histoires), - toutes sortes de paroles. De là découle l’idée que le « langage nous parle », plutôt que nous parlons le langage. Nous ne sommes pas à l’origine du langage nous habitons une structure qui nous permet de parler ; ce que nous percevons(à tort) comme notre singularité est simplement une recombinaison de quelques éléments d’un système pré-existant. Ainsi tout texte, et toute phrase que nous parlons ou écrivons, est fondée sur ce qui est « déjà écrit ».
En se focalisant sur le système lui-même, dans le cadre d’une analyse synchronique, les structuralistes effacent l’histoire. La plupart insistent, à la manière de Lévi-Strauss, sur le fait que les structures sont universelles, et donc intemporelles. Les structuralistes ne peuvent laisser de place au changement ou au développement ; il ne s’intéressent pas par exemple, aux modes d’évolution des formes littéraires au cours du temps. Ils ne s’intéressent pas aux modes de production ou de réception/consommation d’un texte, mais uniquement aux structures qui lui donnent forme.
En faisant disparaître avec l’auteur, le texte individuel, le lecteur et l’histoire, le structuralisme a représenté un défi majeur à ce que nous appelons maintenant la tradition de "l’humanisme libéral" dans la critique littéraire.

Le modèle HUMANISTE présupposait :
1. Qu’il y a un monde réel que nous pouvons comprendre avec nos esprits rationnels
2. Que la langue est (plus ou moins) capable de décrire avec précision ce monde réel
3. Que la langue est un produit de l’esprit ou du libre arbitre de l’écrivain individuel, ce qui veut dire que nous déterminons ce que nous disons, et que ce que nous signifions quand nous le disons ; que la langue exprime par conséquent l’essence de notre être individuel (et qu’il existe quelque chose de tel qu’un « moi » singulier unique et essentiel).
4. Le moi -aussi bien le « sujet », puisque nous nous représentons l’idée du moi dans le langage, en disant Je, qui est le sujet d’une phrase, - ou l’individu (ou l’esprit ou le libre arbitre) est le centre de toutes les significations et de la vérité ; les mots signifient ce que je dis qu’ils signifient, et la vérité est ce que je perçois comme tel. Je crée mes propres phrases à partir de mes propres expériences individuelles et de mes besoins d’expression individuelle.

Le modèle STRUCTURALISTE soutient :
1. Que la structure du langage lui-même produit la « réalité » - que nous pouvons penser seulement à travers le langage, et donc que nos perceptions de la réalité sont toutes fondées et déterminées par la structure du langage.
2. Que le langage nous parle ; que la source du sens n’est pas l’expérience ou l’être individuels, mais le réseau d’oppositions et d’opérations, les signes et la grammaire qui gouverne le langage. Le sens ne vient pas des individus, mais du système que gouverne ce que chaque individu peut y faire de l’intérieur.
3. Plutôt que voir l’individu comme le centre du sens, le structuralisme place la STRUCTURE au centre - c’est la structure qui donne naissance ou produit le sens, pas le moi singulier. Le langage en particulier est le centre du moi et du processus de signification ; je peux seulement dire « Je » parce que j’habite un système de langage dans lequel la position du sujet est marquée par l’emploi du premier pronom personnel, ce qui fait que mon identité est le produit du système linguistique où je prends place.

C’est aussi à ce niveau que la déconstruction commence à apparaître. La figure dominante de la déconstruction, Jacques Derrida, considère la philosophie (la métaphysique occidentale) pour voir que tout système pose nécessairement un CENTRE, un point à partir duquel tout découle, et auquel tout se réfère ou retourne. Parfois c’est Dieu, parfois c’est l’homme, l’esprit, parfois c’est l’inconscient, tout dépend du système philosophique (ou de croyances) d’où l’on parle. Il y a deux points nodaux liés à l’idée de déconstruction. Le premier point est que nous nous devons de considérer les systèmes ou les structures, plutôt que les pratiques concrètes individuelles, et ensuite penser que tous les systèmes ont un CENTRE, le point d’origine, la chose qui a créé le système en première place. Le second est de poser que tous les systèmes ou les structures sont créées de paires ou d’oppositions binaires, de deux termes situés dans une sorte de relation réciproque. Derrida dit que de tels systèmes sont toujours construits sur les unités de bases que le structuralisme analyse - la paire ou l’opposition binaire - et qu’au sein de ces systèmes, une partie de cette paire binaire est toujours plus importante que l’autre, que l’un des termes est "marqué" comme positif et l’autre comme négatif. Ainsi dans la paire bien/mal, le bien est ce que la philosxophie occidentale met en valeur, et le mal lui est subordonné. Derrida avance que toutes les paires binaires fonctionnent de cette manière - lumière/obscurité, masculin/féminin, droit/gauche ; dans la culture occidentale, le premier terme est toujours valorisé au détriment du second.

Dans son essai le plus réputé, De la Grammatologie, Derrida s’attache plus particulièrement à analyser l’opposition parole/écriture, disant que la parole est toujours considérée comme plus importante que l’écriture. Cela peut n’être pas aussi évident que l’exemple bien/mal, mais il est vrai en termes de théories linguistiques, où la parole est considérée comme la forme première ou la plus importante du langage, et que l’écriture n’est seulement que la transcription de la parole. Pour Derrida la parole est prééminente parce qu’elle est associée à la présence - autrement dit pour qu’il puisse y avoir un langage parlé, encore faut-il que quelqu’un soit là pour le faire. Derrida ne prend pas en compte les discours enregistrés ou du matériel comme ça. Souvenons nous, que ce dont ces philosophes parlent, tire ses racines dans les traditions philosophiques et linguistiques, qui précèdent l’apparition de la technologie moderne - ainsi Derrida reprend une opposition (parole/écriture) que Platon avait établi, bien avant l’apparition des enregistreurs. Lévi-Strauss dit ainsi comment, pour établir toutes les dimensions du mythe, il aurait du avoir « des cartes perforées et un IBM », quand toute ce dont il aurait besoin maintenant est un simple ordinateur domestique. Quoiqu’il en soit, l’idée est que le mot parlé garantit l’existence d’un locuteur - ce qui ainsi renforce toutes les grandes idées humanistes, comme celle qui pose un sujet à l’origine de ce qui est dit. Derrida mentionne cette idée du sujet, qui doit être là pour parler, comme constituant une partie notable de la métaphysique de la PRESENCE ; l’idée de l’être, ou de la présence est centrale à tous les systèmes de la philosophie occidentale, de Platon à Descartes (et jusqu’à Derrida lui-même). La présence appartient à cette opposition binaire présence/absence, dans laquelle la présence est toujours privilégiée au détriment de l’absence. La parole est associée à la présence, et les deux sont privilégiées au détriment de l’écriture et de l’absence ; cette surévaluation de la parole et de la présence est ce que Derrida appelle LOGOCENTRISME.

Vous pourriez penser ici à la phrase de la Bible " Que la lumière soit" par exemple. Il semble ici aller de soi qu’il y ait un Dieu (l’entité à l’origine de la parole), et que Dieu est présent (la parole signant la présence) ; le Dieu présent est à l’origine de toutes choses (parce que Dieu crée le monde en parlant), et ce que Dieu crée sont des oppositions binaires (commençant par lumière/obscurité). Vous pourriez aussi penser à d’autres types d’opposition ou de paires binaires, du type être/non-être, raison/folie, mot/silence, culture/nature, esprit/corps. Chaque terme a une signification seulement en vertu de sa référence à l’autre (la lumière est ce qui n’est pas l’obscurité et vice-versa), juste comme, en suivant Saussure, les signifiants ont seulement des significations -ou aucune - de par leurs relations aux autres signifiants. Ces paires binaires sont les « structures » ou les idées antagonistes fondamentales, qui préoccupent Derrida dans la philosophie occidentale. Favoriser la présence au détriment de l’absence, revient à privilégier la parole par rapport à l’écriture (et comme on le verra avec Freud, le masculin est privilégié sur le féminin, parce que le pénis est défini comme présence, quand les organes génitaux féminins sont définis comme absence).

C’est à cause de cette surévaluation de la présence par rapport à l’absence que tout système (je me réfère ici à la plupart des systèmes philosophiques, mais l’idée concerne tous aussi bien les systèmes signifiants) pose un CENTRE, un lieu à partir duquel l’ensemble du système émerge, et qui garantit son sens - le centre garantit l’être comme présence. Pensez votre moi comme un genre de système - tout ce que vous faites, pensez, sentez etc.. fait partie de ce système. Au milieu ou au centre de votre vie mentale et physique, il y a la notion de MOI , de Je, d’une identité qui est stable, unifiée et cohérente, la partie de vous qui sait ce que vous dites quand vous dites « Je ». Ce moi ou Je nodal, est ainsi le CENTRE du « système », la « langue » de votre être, et toute autre partie de vous (chaque acte individuel) relève de la « parole ». Le « Je » est à l’origine de tout ce que vous dites et faites, et il garantit l’idée de votre présence, de votre être. La pensée occidentale a un large éventail de termes qui servent de centres à des systèmes - l’être, l’essence, la substance, la vérité, la forme, la conscience, l’homme, dieu etc. Ce que nous dit Derrida est que chacun de ces termes désignant le centre d’un système sert deux finalités : il est l’entité qui a créé le système , qui l’a généré, et qui garantit que toutes les parties du système sont en inter-relation, et il est aussi quelque chose en dehors du système, non gouverné par les lois du système. C’est ce qu’il appelle le « scandale » découvert par Lévi-Strauss dans la pensée de Lévi-Strauss sur les systèmes de parenté.

Ce que Derrida entreprend, est de voir comment une opposition binaire - l’unité fondamentale des structures ou des systèmes que nous avons considérés, et des systèmes philosophiques auxquels il se réfère, - fonctionne au sein d’un système. Il souligne que l’opposition binaire est algébrique ( a = non b), et que les deux termes de l’opposition ne peuvent exister sans référence symétrique de l’un à l’autre - la lumière ( comme présence) est définie comme l’absence d’obscurité -, le bien comme l’absence du mal, etc... Il ne cherche pas à renverser les hiérarchies impliquées dans les paires binaires - pour faire que le mal soit privilégié vis-à-vis du bien, ou l’inconscient plutôt que le conscient, ou le féminin sur le masculin. Mais la déconstruction cherche plutôt à effacer les limites entre les oppositions, pour montrer ainsi comment les valeurs et l’ordre impliqués par l’opposition ne sont pas au fond rigides. En ce point se situe la méthode de base de la déconstruction : trouver une opposition binaire. Montrer que chacun des termes, plutôt qu’être en opposition polaire à son terme apparié, fait en fait partie de lui. Alors la structure ou l’opposition qui les maintient séparés s’effondre, comme nous le voyons avec le binaire nature et culture dans l’essai de Derrida. En dernier lieu, vous ne pouvez dire qui est qui, et l’idée d’opposition binaire perd de son sens, ou est mise en « jeu » (à suivre). Cette méthode est appelée « Déconstruction » parce qu’elle est une combinaison de construction/destruction - l’idée étant que vous ne pouvez simplement construire un nouveau système de paires binaires, avec le terme auparavant subordonné en haut, ni détruire le vieux système - : vous déconstruisez le vieux système en montrant comment ses unités de base de structuration ( paires binaires et les règles de leurs combinaisons) contredisent leur propre logique.

Mary KLAGE, Associate Professor of English, University of Colorado at Boulder.

Traduit de l’anglais avec l’autorisation de l’auteur par Frank BELLAICHE.



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