Contre l'idée répandue qui voudrait que la phénoménologie
husserlienne se réduise à une conception psychologique
solipsiste de la subjectivité, Larry Davidson montre
que le monde extérieur, le contexte social et culturel,
sont d'emblée posés dans un rapport fondateur de
l'expérience subjective. La constitution de la conscience
comme expérience intentionnelle repose sur des processus
créatifs et actifs, mais aussi réceptifs et passifs,
qui structurent l'identité personnelle toujours en tension
dans cette double polarité dynamique entre l'intérieur
et l'extérieur.
La nature bimodale
de l'expérience intentionnelle
Non
seulement l'intentionnalité est conscience d'objets, conscience
dirigée vers l'objet, au sein d'un contexte prédonné
qui institue la réceptivité de l'intentionnalité,
mais elle est à un second niveau, « prise de
position » de la conscience (conscience volitionnelle,
agissante, désirante, affectée, etc.) vis-à-vis
de certains aspects du monde dont on est effectivement conscient.
Ce second niveau d'intentionnalité, plus « comportemental
», est celui de l'investissement, de l'engagement par
rapport au monde et à l'objet, qui comporte aussi des aspects
passifs et actifs. Ce cadre posé par la nature bimodale
(active/réceptive) de la constitution intentionnelle, affecte
la notion d'identité qui sur le plan phénoménologique
ne peut pas être posée comme instance émanant
de l'intérieur de la subjectivité, mais seulement
comme fonction transcendantale, toujours liée aux expériences
intentionnelles et à leurs composantes processuelles actives
et passives, et à chacun des deux niveaux de l'intentionnalité.
Les failles dans la
constitution intentionnelle et l'identité du
schizophrène
Ceci
posé, L. Davidson, à l'aide de deux vignettes
cliniques, propose un cadre compréhensif de l'expérience
schizophrénique et de ses manifestations symptomatiques
(hallucinations, idées délirantes, troubles cognitifs)
qu'il réfère à des singularités fondamentales
de l'intentionnalité, avec leurs conséquences au
niveau du trouble de l'identité. En effet, il s'avère
à un premier niveau que l'identité du schizophrène
soit davantage étayée sur - et construite
par - des expériences de passivité et de réceptivité
à l'égard du monde, que par celles qui supposent
un engagement actif dans le monde. Ces personnes ont souvent l'impression
de ne pas être les auteurs de leurs projets, mais que ceux
ci sont imposés de l'extérieur. Pour L. Davidson,
c'est donc la composantes passive de la conscience intentionnelle
qui semble prendre le pas sur la composantes active, permettant
au schizophrène de se penser comme objet plutôt que
comme agent de l'expérience. Mais il importe de remarquer
que les éléments réceptifs eux-mêmes
ne sont pas perçus comme appartenant à l'individu
en tant qu'être personnellement affecté. Ici «
ce n'est pas seulement le Je actif qui est manquant mais
aussi le Je affecté ». Il en ressort que la
schizophrénie ne peut être donc spécifiée
par la domination de la passivité sur l'activité.
C'est, rappelle l'auteur, ce qu'avait déjà suggéré
en 1974 Erling Eng, en disant qu'une relation réciproque
entre les composantes actives et passives de l'expérience
est requise pour que puisse se représenter - chacune -
de ces modalités d'expérience. « À
partir du moment où quelqu'un ne peut voir ses actes comme
émanant de sa propre implication dans le monde, il en vient
aussi à attribuer les éléments réceptifs
de son expérience sur laquelle son activité est
fondée, sur d'autres, sur des sources externes ».
C'est ensuite Wiggins, Schwartz et Norhtoff, en 1990, qui ont
montré une faille des synthèses par lesquelles un
sujet vient ordinairement à éprouver son rôle
actif d'agent. Husserl avait montré que l'expérience
kinesthésique du corps, portant sur le fait d'être
capable d'agir sur son propre corps, était essentielle
dans ce contexte. Si le désir de me mouvoir n'est pas intégré
à la sensation de mon bras qui se meut réellement,
je suis alors privé de l'expérience d'être
moi-même effectivement à l'origine de l'évènement,
d'être, autrement dit, l' agent de mon acte. Pour Wiggins
et al. ce serait cet type de manque d'intégration qui surviendrait
dans la schizophrénie, privant l'individu de la sensation
de sa propre fonction d'agent et octroyant un manque de cohérence
dans de nombreux domaines de la vie de cette personne. Cela laisse
ouverte, pour L. Davidson, la question de savoir pourquoi
il y a une telle faille dans la synthèse intentionnelle.
Atteinte des deux niveaux
d'intentionnalité
Le
plus remarquable chez le schizophrène, c'est que non seulement
il y a une perte de ce sentiment d'être agent au second
niveau de l'intentionnalité (comportementale), mais aussi
au premier niveau, celui de la conscience en tant que telle. La
perte se situe à ce niveau plus fondamental.
Suite |
Pour
Husserl, le sens de la volonté émerge surtout à
partir des expériences kinesthésiques liées
à la possibilité de pouvoir bouger son corps ;
la sensation de pouvoir agir dans le monde repose sur celle d'être
capable d' agir sur son propre corps. De même, la sensation
d'être affecté repose sur les expériences
sensorielles d'être agi ou mis en mouvement. Les expériences
sensorielles fondamentales qui permettent le développement
du sens de l'action ou de l'affection au deuxième niveau
intentionnel du comportement prennent place elles-même au
niveau fondationnel de la conscience. Intention et sensation sont
d'abord les miennes. Il y a une sensation préalable qui
est que c'est moi qui dirige ma conscience vers mon bras et qui
reçoit les sensations kinesthésiques de mon bras
en action. C'est là que nous trouvons le niveau fondamental
de la sensation de l'agent qui est opérante au niveau de
la conscience, supposant qu'avant le développement de la
sensation de ce que je peux faire à mon corps ou dans le
monde, j'ai déjà développé une sensation
telle que je peux réguler et diriger ma propre attention,
qui fait que je suis la source de ma propre conscience.
Hallucinations,
perturbations cognitives, et leurs impacts sur l'intentionnalité
et l'identité de la personne
C'est
dans ce domaine précis de la régulation de l'attention
et de la direction de l'attention que le schizophrène éprouve
des difficultés. Quand il commence à ressentir des
perturbations cognitives et des hallucinations auditives, symptômes
proéminents dans la maladie, il peut devenir parfois difficile,
voire impossible pour lui, de garder une quelconque sensation
de contrôle de sa propre conscience. Il est difficile en
effet avec des voix, de telles intrusions dans sa propre attention,
de préserver son sens basal d'être en effet agent,
associé à celui d'être tourné vers
les objets. Je ne peux continuer à m'éprouver moi-même
comme étant à l'origine des mouvements intentionnels
dirigés vers ce que j'expérimente, s'il y a des
intrusions au sein même de ce processus, redirigeant ces
mouvements vers un ailleurs différent de l'objectif que
j'ai assigné. Ne pas pouvoir retenir un sens de soi comme
étant source de régulation de sa propre conscience,
peut priver la personne schizophrène du sens le plus fondamental
de possession de sa propre expérience, le sens d'être
le destinataire de la stimulation sensorielle. Sans cela, l'individu
perd le sens plus avancé de soi comme agent et être
affecté par le monde. L'impact des hallucinations et des
disruptions cognitives peut, en ce sens, rejaillir sur l'expérience
de soi-même, portant vers la constitution d'un sens du soi
construit plus sur des sentiments d'être sous contrôle
et vulnérable aux influences externes que sur celui d'être
l'agent de ses propres pensées, perceptions sentiments
et actions. Le délire peut représenter alors une
tentative pour localiser la source des intrusions qui rendent
difficile voire impossible le maintien, par le schizophrène,
d'un sens perdurant du soi comme agent. L'expérience de
disruption cognitive et hallucinatoire, interférant avec
la direction de la conscience et de l'attention de la personne,
empêche ainsi le maintien du sens basique du moi comme destinataire
direct de la stimulation. Avec la perte d'un sens stable du moi
à ce niveau fondationnel, il devient difficile pour une
personne de se concevoir comme capable d'être actif dans
des modes plus élaborés, comme lors d'une prise
de position vis-à-vis des contenus de cette conscience.
Avec ce trouble dans la constitution du sens de l'agent, la personne
a aussi des difficultés à se voir elle-même
comme étant capable d'être affectée. En définitive,
ce n'est pas seulement chez le schizophrène le sens d'être
actif qui est perdu, mais aussi celui d'être réceptif,
ou la possibilité de tenir dans le monde une position sur
laquelle il peut agir, qu'il peut évaluer afin d'apporter
une réponse selon ses choix ou son caractère.
Comme
l'admet L. Davidson à la fin de son article, il n'a
pas été question ici d'aborder le problème
sous un angle étiologique ou génétique. Les
perturbations cognitives et hallucinatoires ont, dans cet exposé,
place de facteurs précédant le trouble de l'intentionnalité
et de l'identité, mais sans savoir ce qui les origine,
et quel niveau neurophysiologique sous-jacent est concerné.
Il semble, selon l'expérience clinique de l'auteur, que
ces perturbations cognitives et hallucinatoires précèdent
empiriquement presque toujours la perte du sens de l'identité
et l'apparition d'idées délirantes. Hypothèse
inverse à la phénoménologie singulière,
de R.D. Laing qui supposait que le trouble de l'identité
était préalable aux manifestations hallucinatoires
et aux troubles cognitifs. Pour L. Davidson, les explorations
phénoménologiques, doivent être, de toute
façon, mises en relation avec la neurobiologie et les sciences
sociales, si tant est que la constitution intentionnelle soit
toujours liée au contexte socio-culturel, institutionnel
et politique du « monde vécu », dirait
Minkowski.
Davidson
L. Intentionality, Identity, and Delusions of Control in
Schizophrenia : A Husserlian Perspective. Journal of phenomenological
psychology 2002;33(1):39-58.
Frank Bellaïche
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